Juin

Vendredi 3 juin
Depuis le Lutétia, j’enclenche la bille.
Elections européennes. Le bâillement gargantuesque des citoyens a motivé Big Média dans le réchauffement de quelques très vieilles recettes. France 2, où trône Elkabbach - quand le carriérisme brillant se voudrait anticon­for­miste - est le maître d'œuvre principal d'un duel, d'une joute oratoire entre grosses cordes.
Premier prix aux deux plus beaux mastodontes du moment : Le Pen-Tapie. Paul Amar et son service politique ont vainement tenté d'exciter la fibre belliqueuse des deux ténors politiques, poussant le racolage jusqu'à leur offrir une paire de gants de boxe. Et ces journalistes prétendent nous enseigner le civisme, voire l'éthique du comportement !
Les deux hommes ont immédiatement évité le piège du dérapage gratuit ; leur crédibilité comme têtes de liste à ces élections, puis comme prétendants élyséens, en dépendait. Ce fut, malgré tout, loin d'être du petit lait de brebis en tutu. En tête de proue, les mimiques de Tapie ne laissaient aucun doute sur son instinctive haine de Le Pen. Les ennemis ont bretté avec détermination, sans trucage dans l'antagonisme, sans achat sous le plateau de l'adversaire.
Autre genre, plus fluet, beaucoup moins truculent : de Villiers, l'échevelé Vendéen en bonnet phrygien, et l'humanitaire Kouchner avec élastique anti-fuites.
De Villiers avait retenu, il y a quelques années, mon attention de Gros niqueur minitellien lorsqu'il s’était secoué le complet-veston sur les grilles de l'Assemblée nationale. Cheveux en bataille, tour du menton hirsute, il était allé s'expliquer sur l'antenne de TF1.
Les deux contradicteurs reniflaient, eux, sacrément la complicité complaisante. Discours nettement plus pondérés, semblant d'affrontement, sans enjeu de tripes.

Mercredi 8 juin
Journée marathon à Strasbourg pour la collection des localités sous la Révolution française. Levé pointé cinq heures à l'aube ; retour prévu dans mon Purgatoire : 23 heures déclinant vers le coucher de l'astre. Entre temps, petit saut à la mairie aux cascades intérieures, secteur culturel, dépôt d'argumentaire aux deux quotidiens régionaux et à L'Amis du peuple (probable antithèse du journal de Darien), visite éclair à trois libraires conséquents de la ville, et entretien avec le Conservateur du Musée historique de Strasbourg choisi comme préfacier de notre exhumation.
Jolie ville ma foi, bien plus préservée sur le plan architectural et économique que les Béthune et Valenciennes. La tendance universitaires (15 000 bouilles estudiantines l'irriguent) rend l'asphalte fourmillant d'une jeunesse avide de déambulations légèrement étoffées. Avec la chaleur moite qui imprègne les lieux, point besoin de forcer sa nature exhibitionniste. Jambes et bras allongent leur chair au soleil, les décolletés approfondissent leur position plongeante, les yeux s'ornent de la paire de noires protectrices, et toute la panoplie adéquat.
Surprise de taille. Juste avant de m'entretenir avec le gentil conservateur grincheux, l'ancienne petite amie de Hubert, Sylvie, me reconnaît de loin et m'appelle. Hasard strictement impossible à appréhender. Elle est radieuse, toujours aussi gentille d'abord. Elle me demande des nouvelles tous azimuts. Un garçon la rejoint bientôt, visiblement plus qu'une accointance. Elle doit partir en Australie prochainement. Très factuel, j'en conviens, mais surprenant pour moi.

Samedi 11 juin
Hier, nouvelle escapade dans une ville de France. La Terreur à Rouen, œuvre abondante de Felix Clérambray à exhumer, me décide à fouler le sol de la commune où s'embrasa la Pucelle. Douceur de vivre dans la rue du Gros Horloge ; la charge historique incite aux plus pathétiques sentiments.
Rencontre avec M. P., directeur du musée Jeanne d'Arc, entièrement privé, plus proche d'une caverne d'Ali Baba pour petiots que de la rectitude académique.
Après quelques kilomètres à panards, entrecoupés d'entrevues avec librairies, archives départementales, Conseils général et régional, je prends place dans le confortable bar de l’Hôtel de Dieppe en compagnie de Claude M., professeur d'histoire moderne à l'Université de Rouen. Le cheveu et la barbe coupés court, d'une blancheur patriarcale, la ligne d'un jeune homme, le regard perçant d'intelligence, nous conversons une heure, et il me promet sa préface pour la fin du mois.
Oublié de signaler ma rencontre avec Michèle G., chargée des affaires culturelles à la Mairie, enthousiaste devant notre projet, d'une fraîcheur professionnelle tout à fait revigorante. Ce service municipal s'est installé près de l'Atre Saint-Macloud, dans l'ancien cloître pour pestiférés. Lieu d'une sérénité inspirante, où l'on entreposait les crânes des victimes du fléau. Les bâtiments ont résisté aux siècles et gardent, comme une résonance morbide, les tourments des âmes noires.
Je songe encore à Jeanne d'Arc. Combien ce genre de destin bouscule le sens commun, d'autant plus si l'on se figure la vaillante avec des traits épurés, joliesse incendiée. La beauté est instinctivement assimilée à la vertu, aux bons penchants de l'être, comme si l'esthétisme extérieur imprégnait le caractère. Quelle incongruité serait d'attribuer à la Jeanne une mine de juvénile Carabosse. Notre attachement pour la guerrière jeune fille, s'il subsistait, perdrait l'essentiel de sa sentimentalité pour muter en respect indifférent.
Avouons-le, quel que soit l'esprit d'une femme, on ne songe qu'à écourter la conversation lorsque rien dans son apparence ne provoque en nous cette parcelle d'émotion, à mi-chemin entre la satisfaction intellectuelle et la frénésie animale.

Mercredi 15 juin
Retour à Paris, tôt ce matin. Mon séjour à Au s'est quelque peu prolongé. Lundi, voyage en J5 avec Karl à Pontlevoy pour déménager les affaires de Mary dans la maison dite de Mlle Révaud. Petit arrêt à Blois où, entre deux bouchées de Packman, nous entretenons notre rut face à toutes les jeunes chairs déambulantes.
Hier, repas avec Heïm et Michel Leborgne. Objectif premier : préparer la fin de Reprographie du Santerre et l'installation d'une imprimerie à Reims. La volonté de rupture de Alice, l'irréversible échec de l'entreprise de Michel Leborgne dû à de multiples facteurs, notamment sa créance sur des sociétés du GIE Ornicar et le non développement de marchés extérieurs, contraignent à tout réorganiser en évitant les drames existentiels. Encore une fois, malgré un désespoir croissant et les coups à l'âme terribles portés par certains proches, la générosité de Heïm est totale.
Dernière trahison en date : celle de Sophie de K. Un des sujets principaux du repas-catharsis d'hier. Les milliers d'heures qui lui ont été consacrées, les hectolitres de champagne bus, l'engagement constant de Heïm pour sa sécurité financière, les aides multiples apportées n'ont pas empêché Ker de procéder à du chantage sentimental. Exit donc...
Pour entrecouper la discussion, petite escapade dans la Land Rover de Michel jusqu'aux marais situés à moins de dix kilomètres du château. La tourbe à fleur de sol et l'humidité ambiante concourent à la luxuriance de la flore.
Mon tissage de relations parisiennes se poursuit. A noter mon entrevue avec Adeline D., vieille connaissance que j'ai laissée pré-adolescente et que je retrouve jeune femme de 19 ans, belle et touchante demoiselle aux allures de madone.
Sabrina L., ma Nancéienne préférée, que j'ai déjà évoquée dans ces notes, vient de me recontacter, de retour à Lutèce, en plein bouleversement sentimental et familial. Elle, certes pétillante, mais sans aucune tendance à la rébellion émancipatrice et aux coups de tête inconsidérés, anéantit plusieurs années de construction amoureuse avec son gentil Fabrice et se fâche avec sa famille. J'ai, bien sûr, répondu présent pour la soutenir et l'aider, autant que je le puisse, dans les épreuves qu'elle va traverser.
Mouloudji est mort, comme un p'tit coquelicot, mesdames...

Vendredi 17 juin
Après quelques tentatives de griffonnage en solitaire, je reviens, crocs dressés, à l'exhibition de la plume. Comme le vieux vicelard tombant le pli de son imperméable devant une assistance prête à manier le couperet, je ne suis rentable dans l'écoulement de la noire qu'une fois intégré au tableau de la parade des nocturnes.
Première bavure sur le paletot et les petits carreaux du cahier. Le Barbotage du Sélect, avec son oranger, me les chauffe au rouge. Maladresse du solitaire que je suis. Comment aiguiser une quelconque lucidité dans ce pataugeage imbécile. Piteux décalé, voilà ma pancarte crucifiée face frontale. Je n'ose soulever le bout de papelard taché, de crainte de me découvrir concepteur d'une atroce tache, digne du plus languien art moderne. Pitre, triste pitre, aux cieux, crevé, tu finiras.
L'œil gauche tendance flou, l'écoulement purulent pointe au coin de la prunelle ; je laisse remonter, comme de petits vomissements mentaux, les vapeurs d'Elephant man.
Révélation pour moi : mes tendances comportemen­tales, sous une carapace à peu près potable, m’assimilent davantage, le temps s'égrenant, au monstre éperdu. Ma face cachée se crispe en terrifiant apogée de la déliquescence incarnée.
D'autres, infiniment plus en vue, ont leur part d’avachissement. Ainsi le piquant Rocard n’a-t-il pu décoller de l'oubliette en tête de proue sur la liste chiassocialiste et en prétendant élyséen. Son Little Big-Bang vient de lui péter à la gueule, ce qui doit réjouir Fanfan Mité. Recalé, Rocard laisse les intellectualisations au ronronnant Delors, le Jacques philosophal qui transmue en technocratisme tout ce qu'il envisage.
La réification des dégoûts encombre l'arrière gorge. Cette irrésolution où l'on assiste aux bonheurs des autres pétrifie tout élan salvateur.
Je sens mon œil gauche à la limite de la perte d'orbite, tutoyant la tombée automnale. Plus jeune, au détour d'un vers, je dénonçais mon entropion psychologique. Comment, en ce cas, convaincre une belle âme, incarnée dans une étourdissante carcasse, de m'accorder la crédibilité nécessaire pour parvenir à cette exclusivité réciproque, base de tout amour durable.
Le flou visuel est trop généralisé et me contraint à rejoindre le bercail. Dommage pour la confession.

Samedi 18 juin
Fin d'après-midi. L'astre chauffe notre barbaque sans retenue. La bouille trempée, j'ai récuré à fond mon Purgatoire avant de prendre le baluchon, direction Au.
Serait-ce une régression révélatrice, mais me voici revenu, depuis quelques mois, à ma situation de départ, avec quelques emmerdes en sus : solitaire sur tous les plans. « Isolé partout / Baigné dans tout / J'expire » finissait un de mes poèmes. Voilà qui moule à nouveau mon quotidien.
Vendredi, Sabrina me rend visite pour un déjeuner fraîcheur : salade composée et jus d'orange frais. Son témoignage sur les bouleversements de sa vie a raffermi en moi cette impression constante d'évoluer sur un fil de rasoir, funambule embarqué pour toutes les entailles déséquilibrantes.
Sa décision de mettre un terme à la relation quinquennale avec Fabrice tient à une liaison, avec un autre jeune homme, en cours depuis huit mois. Salope ! entends-je déjà. Le nœud de l'affaire explique le scénario et excuse la jeune femme : le couple Sabrina-Fabrice n'avait plus de relations sexuelles depuis deux ans. Dans la vingtaine, âge de pleine capacité sensuelle, leur intimité ressemblait à celle de retraités réduits à l'abstinence. Pas d'explication à fournir, mais plus aucun désir ne les entraînait vers des sentiers humides. Recroquevillement lassant pour la pétillante Sabrina, en mal d'ébats. L'artillerie séductrice d'un jeune chef d'entreprise aura suffit à faire germer le détonateur émancipateur. Résultat : ruptures cumulées avec sa famille et son concubin. Plus grave : elle est consciente de l'impossibilité de faire sa vie avec ce nouvel amour. Entente physique, mais disputes répétées et un égoïsme du monsieur.

Dimanche 19 juin
Il aura fallu la fête des Pères pour qu’Alice remette les pieds au château d'Au. La tablée, sous les rayons estivaux, était presque au complet : Heïm, Vanessa, Sally, Alice, Hermione, Monique, Karl, Hubert par téléphone quelques instants plus tôt, et moi. L'émotion de Heïm, au moment du départ de ses deux filles et de moi, grimpait jusqu'à la lisière des cils. Heïm sur le perron du château, nous dans le taxi, les mains vers le ciel prenaient le relais de nos embrassades.
La détermination d’Alice à s'écarter de cette vie familiale ne nous réserve pas une année de tout repos. La parenthèse d'aujourd'hui ne doit en rien voiler cette tragédie affective et professionnelle. Depuis le train échappé de Laon, j'arrête mon regard sur un trois quart de lune vaporeuse dans le bleu du ciel, où l'astre règne encore, et ma gorge se serre, mes yeux s'embuent. La nature qui défile derrière ma vitre, épaisse, à l'apogée de sa verdeur, incline à cette vagabonde mélancolie.
La nuit dernière, sur recommandation de Heïm, j'ai découvert le lumineux Félicien Challaye, synthétiseur et vulgarisateur de grande dimension. Son Bergson, paru en 1947 aux Editions Mellottée, est une gourmandise pour l'esprit. Avec son talent, il nous eut fait du petit lait de L'Etre et le Néant de l'« agité du bocal ». J'ai hâte de pouvoir parcourir son Nietzsche. Si un auteur doit être exhumé et diffusé largement, c'est Challaye.
A la lecture de ces lignes au style délié, coulant comme une source de jouvence, je m'interroge sur ma capacité à m'extraire de l'écriture polémique, aux dérapages pamphlétaires fréquents, pour m'adonner à la profondeur des choses de l'esprit, à la réflexion sur les grands problèmes de ce temps, avec la mesure et l'humilité qui convient à ce genre d'exercice. Pouvoir, sur des pages et des pages, décortiquer un système complexe et faire évoluer un chouïa sa compréhension par l'éclairage de mon intellect.
La connaissance doit redevenir ma raison d'être, d'exister sur cette terre. Nourrir son cortex tous azimuts et combattre ses mauvais penchants du laisser-aller permet peut-être d'atteindre la sagesse du philosophe.
Le piège des questions existentielles, que nous rappelle Challaye (« D'où venons-nous ? que sommes-nous et que faisons-nous ici-bas ? où allons-nous ? pourquoi l'univers existe-t-il ? »), est de s'enliser dans le lieu commun, la fadaise intellectuelle, le poncif cent pour cent matière grasse, la redondance alourdie d'inutiles fioritures. Sitôt vautré dans le bavardage prétendu intelligence, la notion de guide, tel un Aristote, s'efface au profit de la frime intellectuelle, à la façon d'une bonne charretée de nos nouveaux philosophes, sans aucune prise sur l'action.
Le plus médiatique de tous, Bernard-Henri Lévy, dont la dextérité en philosophie pourrait s’apparenter à celle d’un Tapie dans les affaires, illusionne par des coups de gueule sous projecteurs de Big Média. Ainsi il apparaît, mèches en avant, révolté par les étripages dans la feue Yougoslavie, prêt à quelques allers-retours risqués dans la capitale, prêt aussi à abuser le docteur Schwartzenberg dans la constitution d'une liste aux élections européennes, dont on ne tarde pas à découvrir les propriétés d'auto-anéantissement, telle une barbe-à-papa politique.
L’authenticité de BHL comme Grand Propagateur de marches à suivre, se brésille, dès qu'interviennent intérêts personnels, stratégie pour la sauvegarde de son environnement, tartes à la crème pour sa tronche.
Ainsi pour la feue Yougoslavie, qui donc, parmi tous ces spécialistes ès cogitations, remettrait en cause la démocratie ? A la lumière des centaines de milliers de charognes prématurées, ne pourrait-on s'interroger sur les bienfaits, dans un contexte donné, d'un Tito, certes tyran aux entournures, mais unificateur avant tout. Le maintien de la paix, le développement économique et la crédibilité face aux nations du monde ne valent-ils pas, en ce cas, un certain totalitarisme ? L'inaptitude à la liberté, voilà un sujet complexe, mais utile à débroussailler pour comprendre la destinée des peuples.

Aucun commentaire: