Janvier

Dimanche 2 janvier
1993, la sale année est terminée. Je ne sais ce que me réserve la naissante, mais je gage que rien de plus terrible ne pourra m'arriver. A moins que, du purgatoire, je sombre corps et âme dans l'enfer.
Je relisais les premières lignes écrites en 1993 : que de bonnes résolutions, quel échec abîmique.
Dans ma cage à lapins, rue Vercingétorix, mon Purgatoire je le redis, je dois assumer la part essentielle de ma responsabilité. Je ne suis pas seul, mais presque. Juridiquement, je me suis érigé à la tête de toutes ces ruines pour éviter que les personnes que j'aime ne soient atteintes. Je ne sais si cela suffira.
J'ai 24 ans et je ressens cet instant comme une rupture totale avec l'évolution tourmentée de ma vie. Faiblesse, amoralisme, perdant génétique, quelle tare m'a conduit si bas, dans cette chute retentissante.
Si tout c'était correctement déroulé, je serais actuellement gérant d'une maison d'édition florissante, commençant à grignoter avec un appétit insatiable les marchés européens, vice-président, puis président d'un GIE rassemblant des sociétés prometteuses. Ma future femme, Kate, belle comme une déesse et aimante, à mes côtés pour me soutenir dans tous les petits travers et les épreuves d'une ambition qui se réalise. La victoire suprême serait d'avoir réussi à laisser à Heïm le loisir de se consacrer au monde des idées, de l'écriture, et de tous les arts. Prendre la suite, voilà quel était l'objectif.

La réalité ? Dans un HLM en guise de Purgatoire, je me prépare à assumer les faillites en séries de la majeure partie des sociétés du groupe, mon agenda se remplit de rendez-vous avec la justice, peut-être bientôt avec la police, et puis les barreaux pourquoi pas ! Entrepreneur de démolitions se qualifiait Léon Bloy. Moi j'en suis un, un vrai, un magistral !
J'étais vu comme un enfant, puis un jeune homme modèle pour beaucoup. Me voilà devenir un homme raté. Quelle leçon ! Voilà où se reconnaît l'intellectualisme suprême : dans l'incapacité absolue à s'appliquer les sermons proférés puissamment.
M'en sortirais-je ? En tout cas j'essaierais de canaliser mon énergie à cela.
Je ne me sens pas vraiment désespéré. Mon état est ambigu, entre l'indifférence responsabilisée, le dégoût d'un amorphe et l’abattement d'un condamné à mort. Je me chatouille de temps en temps pour laisser transparaître un sourire.

Lundi 3 janvier
Avec sa féminine voix de fée, Ornella me touche toujours autant. Cette jeune fille, que je ne connais qu'à travers ses sonorités vocales, remue en moi les plus braisés sentiments. Elle se présente comme une déesse : 1m77, 56 kg, blonde comme l'astre brûlant, les yeux gris-bleus, visage sirènéen, une taille de guêpe. Ouf ! ouf ! Mirage peut-être.

Vendredi 7 janvier
Beauté du monde et joie de vivre n'éclairent pas mes cieux. Je ne me juge même plus digne de pamphléter, si ça ne concerne pas ma propre déliquescence. Comment pourrais-je encore soutenir une critique, alors que j'ai tout échoué. Sens de l'humour, un chouïa, sens des affaires, pour le gouffre, sens de la vie, je ne l'ai plus, si je l'ai jamais eu. Les pages de lamentations suffisent.
Positiver, scandent les âmes constructives. La volonté de se battre suppose, aux entournures, quelques fibres frissonnantes. Piètre passion pour ce monde que je ne saisis pas. J'y suis comme un poisson sur la berge. Mon agitation ne fait qu'accélérer ma perte.
Relever la tête, serrer les poings et, couilles en avant, affronter ces épreuves formatrices. Voilà le seul plan qui vaille. Sans chichi, ni circonvolution.
J'essaierais d'éviter le pathos pleurnichard pour la prochaine séance de scribouillage.
Depuis mon Purgatoire, je rejoins les étoiles pour quelques heures.

Samedi 8 janvier
Focalisé comme un cyclope égocentrique sur la décadence de mon feu micro-empire, j'ai délaissé les drames nationaux et internationaux du moment.
C'est dans l'enceinte de la cathédralesque Sainte-Geneviève, bibliothèque de son état, stationnant verticalement dans l'attente d'un fauteuil de bois, que j'm'en vas fouiner les tourments qui crispent de tous bords cette année naissante.
Comment va la France balladurienne ? Mouillée dans ses ornières, fleuves et rivières qui découchent, la nature qui fait des pâtés de boue sur quelques bâtisses au bas d'une montagne : rien ne va plus dans notre hexagone trempé.
La générosité facile n'ayant pas la capacité d'ubiquité, nous ne pouvons même pas en fournir quelques maousses bombonnes à l'Australie qui voit sa belle Sidney menacée par les flammes.
La puissante Yougoslavie de Tito agonise aujourd'hui en pleine liberté barbare. Guérilla fratricide où l'on s'étripe par religion et pour quelques mètres de terrain à conquérir. Fabuleux spectacle d'outre-tombe.
Le « Grand Machin », Castrat suprême de l'action efficace et de la sévérité appliquée, délave de jour en jour le bleu de ses forces. A tel point que les grands képis hurlent à l'humiliation : comprenons que le léchage de panards dans cette contrée désertée par l'hygiène ne doit pas être des plus ragoûtantes activités.
Aparté dans la grande salle de la Sainte. Maître des maîtres de la plume incandescente, Léon Bloy nous offre quelques impétueux morceaux dans son journal pamphlétaire Le Pal.
Sur la République de 1870 : « La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les lâches est à faire vomir l'univers. Jézabel de lupanar, fardée d'immondices, monstrueusement engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s'est assouvie dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu'on aurait peinte sur la muraille d'un hypogée. »

Lundi 10 janvier
0h40. Couché dans mon Purgatoire, attendant que mes lentilles souples soient nettoyées par les gloutons déprotéinisateurs, je noircis un brin.
Je viens d'achever la frappe de la liste des créanciers de la sebm que je dois remettre aujourd'hui au juge-commissaire, dans le cadre du redressement judiciaire de cette société. La mécanique de la liquidation va bientôt débuter. Drames en série qu'il va falloir assumer et gérer le mieux possible. Avec les dettes sociales et bancaires, les créances dues se montent à plus de quatre millions de francs. Ça n'est pas du désastre de seconde zone, cette affaire !
Aurore au téléphone. En pleine révision. Charmante, mais je ne sais où me mène cette relation.
Kouchner au petit écran, pour la énième fois l'invité de Sinclair. Humanitariste à paillettes, il rappelle ses rengaines sans constater le moindre changement. Sa phraséologie à souvent tendance à m’irriter.

Jeudi 20 janvier
Pas de bon poil ce soir. Courbé sur un Compaq préhistorique en train de sortir des contrats de coproduction sur une pas plus fraîche imprimante à picots, la bête se plante. « Error disc 1701 », à peu de choses près, me répète-t-elle sur son écran. J'enrage. Ma soirée de travail bousillée, et demain l'angoisse d'une résurrection improbable. Saleté de monde moderne.
Me voilà revenu à de plus artisanales occupations : barbouiller mon papier à petits carreaux.
Repris contact téléphonique avec quelques copines de faculté pour leur souhaiter mes vœux les plus chaleureux.
Elodie D., charmante demoiselle qui passe le gros de son temps à l'Apec (l'Anpe des cadres) en vue d'effectuer quelques recherches. Jolie petite femme blonde, la coupe au carré, d'une blondeur californienne ; elle s'est littéralement métamorphosée par la rencontre amoureuse. Un peu boulotte auparavant, ses formes se sont élancées, son caractère s'est affermi dans la douceur. D'une très agréable compagnie.
Sabrina L., exilée à Nancy, pétillante et délicieuse jeune fille connue en Deug de droit à Paris I, nous nous sommes promis de nous voir lorsque je rapporterai l'ouvrage original prêté à la Seru par la bibliothèque municipale d'Epinal. Fraîche et détonante, son contact revigorerait le plus apathique des fatalistes. Touchante affection de sa part, elle m'avait envoyé une petite carte de vœux au château d'O, ce que j'apprends au bout du fil, sortant de moins en moins de mon Purgatoire.
Valérie S., grande, fine et jolie blonde, mais pas seulement : brillante surtout. Connue lors d'un achat de livres de droit que je lui ai fait à mes débuts universitaires, nous avons sympathisé et les liens ont tenu. Elle vient de sortir major de sa promotion au concours du CFPA. La voilà avocate. Elle viendra à Paris en mars pour assister à une petite cérémonie présidée par le Premier Président de la Cour de Cassation et à laquelle sont conviés tous les majors de ce concours en France. Nous nous verrons à ce moment.
Anne L., petite poupée brune, à l'air fragile et à la peau nacrée. Discrète, peut-être timide, elle participe actuellement au salon sur la mode ce qui ne lui laisse pas de temps. Nous nous reverrons bientôt.
Vania C., grande brune à la Carole Bouquet, qui m'appela la première. Toujours enchanté de l'avoir et de la voir.
Lamia I., vieille connaissance de première année de droit, longue chevelure brune, yeux de magnifiques couleurs, mais insaisissable. D'origine marocaine je crois, elle semble toujours avoir mille soucis à régler. Très gentille et douce.
Aline L., pour la fin. Ma plus ancienne copine. Depuis la classe de première au lycée de Cergy Saint-Christophe, nous nous suivons. Elle est déjà apparue dans ce journal lorsque j'ai décrit les caractéristiques supposées de son comportement. Très jolie et également brillante étudiante, elle semble s'être fixée en amour. Nous nous rencontrerons bientôt.
Mazette, quel catalogue ! Et pourtant je n'en ai violé aucune. Ce besoin de contacts, c'est évidemment pour compenser l'immense vide affectif et sexuel qui m'habite, si j'ose dire... Aurore n'a été qu'un leurre et Ornella qu’une escroquerie sentimentale.
Je ne dois pourtant pas m'étourdir de projets : la plupart de ces jeunes filles sont déjà bien installées avec quelqu'un.
Me voilà donc revenu à ma solitude de départ, avec un sentiment de perdition progressive en supplément.

Samedi 22 janvier
Que file le temps, sans que s'apaisent mes tourments. Emporté vers Laon par un train corail, je vais passer mon dimanche à Au, pour retaper la propriété familiale. C'est bien le dernier lien que je tente de conserver avec ma famille de cœur.
Quand redeviendrais-je acteur de ma vie ? J'ai la chance de n'être gêné par aucune maladie, et je me sens plus apathique qu'un comateux. Coup de déprime ? Même plus. Conscient de la puissance chromosomique sur mon destin en forme de désastre.
Sortons du bulbe.
Los Angeles a tremblé sur ses bases. Quelques secondes d'expression pour les plaques terrestres valent à la Californie un deuil pour 55 de ses âmes, 8 000 blessés à soigner et 150 milliards de francs à dénicher pour réparer le sinistre. On dit merci à la faille de San Andreas... en attendant l'heure prochaine du Big tremblement, celui qui engloutira l'Etat.
De l'autre côté, Washington et les alentours se glacent à la façon d'un pôle. Des descentes, entre moins trente et moins quarante, impitoyables pour plus de 150 personnes défuntes. Là-bas, le temps n'est plus un simple sujet de conversation chez le commerçant.

Dimanche 23 janvier
Encore sur les rails pour cette séance d'expression écrite. De retour vers Paris, après ce passage furtif, mais ô combien régénérateur, au château d'Au.
Samedi soir, Karl m'entraîne, facilement je le confesse, vers La Loco de Saint-Quentin, lieu de danses techno-funko-rock et de beuveries en règle. Heures défoulatoires sans prétention à oublier au plus vite. A noter le gag obsessionnel de Karl : obtenir du disc-jockey la diffusion d'un morceau de java, accordéonisé par le raffiné André Verchuren, afin d'inviter à danser une mignonnette petite blonde sans doute conquise par l'exploit impensable. Le gag restera au stade embryonnaire.
Aujourd'hui, transport avec Hermione du foutoir gangrenant la future chambre de Sally vers des destinations plus appropriées. Temps poisseux et humide, à vos souhaits !
Heïm me fait visiter les pièces dont la rénovation est achevée : le petit salon, magnifié par les peintures murales, portales plus précisément, de Mary, par les nombreux tableaux qui la tapissent, par la douce atmosphère de sérénité qui y règne. Bureau, chambre et salle de bain à aménager, chaudes pièces.

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